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Mortier de chair                                             

Nous sommes dans l’atelier du démiurge.

C’est l’âge de l’homme pas-encore. Dans le temps hors du temps, un homme en train de se faire. Terre et fer, mortier de chair.

Nous sommes à l’âge du fer, le fer étreint la chair.

Il l’ouvre, la presse, la pénètre, l’enroule et s’en va.

Age de fer et hommes en cage. C’est la vie suspendue.

Il y a bien un âge où les choses se sont ainsi empoignées, négociant âprement dans un monde de forces. Nous y voici, maintenant. Comme avec une caméra reculée, une vue plongeant sur les modèles réduits de l’homme à venir.

C’était avant, c’est aujourd’hui. Le Golem de fer lutte en lui avec les éléments de l’inhumaine pâte. Il s’efforce, il progresse, et pousse à chaque fois un cri comme s’il accouchait de lui-même.

 

Il crie et il se multiplie. A chaque fois le même, à chaque fois un autre. Dans le temps sans égide, comment faire la vie ?

Ils sont plusieurs. Ils rêvent, ils ont le désir d’y parvenir.

Au sein de leurs pseudo-méninges s’ébauche la forme d’un sourire. Ou quelque étonnement. Aussi leurs lèvres palpitent et s’ouvrent. Peut-être vont-ils commencer à parler ? Certains chuchotent déjà. On ne les entend pas, car ils n’ont pas de souffle. Ils rêvent. Dans le temps pétrifié ils tentent de bouger.

 

Certains bougent. Mais ça ne se voit pas. C’est comme dans les rêves, on a des doutes… Le démiurge rêve , lui aussi, cependant qu’il fouille et cherche, arrache tout à coup à la matière inerte quelque soupçon de vie. Pour cela il faut ouvrir la tête, déchirer les flancs, percer de part en part les membres inachevés.

Il faut bien que le courant passe quelque part ! Peut-être en se faisant terre et fer soi-même ? Se faire soi-même…

Il faut que la vie passe. Quitte à risquer l’outrage, et violer l’ordre des choses.

Il arrache ici ou là une jambe mal faite, et laisse l’inorganique mâne respirer un peu, le temps de se remettre.

 

C’est qu’il met à chaque fois un peu plus de lui, de ce creuset de forces métamorphiques. Comment poursuivrait-il, sinon ? L’invisible ombilic du destin travaille pour lui.

 

Il n’est pas le seul maître-d’œuvre. Mais il ne sait rien. Il se laisse faire, d’ailleurs. Cela est malgré lui : le geste, la matière, les portions de l’espace qui se divisent. L’énergie forme des tresses incandescentes, elles ruissellent le long de son échine. Et parfois il porte la main à son front, à cause de la fatigue. Du fond de sa prunelle, l’empreinte mouvante jaillit. Il la suit, elle l’emporte, il revient vers un faisceau de tiges qu’il assouplit, tord à nouveau, voilà le mouvement imprimé pour toujours !

Dans l’entrelacs des signes, des peaux qui se rident, des mains dont les doigts se tendent, s’inscrit l’énigme.

 

C’est aujourd’hui, ce sera demain.

Les mythes de l’humanité ont coulé dans les godets d’Héphaïstos… Qui peut raconter ? Il y a eu des générations, pourtant. Quelle mémoire a gardé leur trace ? Depuis les plages de glaise où dorment les vautours, on voit s’envoler les âmes des ancêtres désincarnés. Chacun y croit. Des enfants au visage tendre pillent les vêtements lacérés, et éclatent de rire parmi les claquements d’ailes. Pour eux rien n’a d’importance. Le cours de l’histoire a chaviré. Tout le monde y a cru, pourtant. Il y avaient des voix qui s’élançaient, pour tenter de briser le char fou qui montait jusqu’au ciel.

C’est demain.

C’est demain, mais pour combien de temps ?

Car pendant qu’il, le démiurge, creuse et ramasse dans son godet encore un peu de pâte, au fond de lui-même quelque chose se creuse aussi. Par quelle analogie ? Il travaille et il est travaillé. Une main habile l’encourage à poursuivre. Aveugle, il ne sait rien. C’est à tâtons qu’il s’avance dans les failles du vivant. Il entre dans les plis de sa propre mémoire, il cherche à se souvenir. Il est ce qu’il fait. C’était hier, c’est maintenant.